Matthieu Bloch : « L’artillerie française est sous dimensionnée »

Matthieu Bloch, Député UDR de la 3ème circonscription du Doubs, a présenté, en compagnie de son co-rapporteur le Député Jean-Louis Thiériot, leur rapport de la mission flash Artillerie, commandé par la Commission de la Défense et des Forces armées. En voici une synthèse :

« L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a mis un terme brutal à l’illusion de la paix durable en Europe. Elle a confirmé ce que plusieurs signaux précurseurs indiquaient déjà : le retour de la guerre de haute intensité, avec des affrontements symétriques, étendus, prolongés, exigeant de lourdes capacités de feu et une résilience logistique. Au cœur de cette réalité : l’artillerie, redécouverte dans toute sa puissance létale. Le rapport insiste sur ce basculement stratégique. Alors que l’arme avait été reléguée au second plan dans les engagements dits asymétriques, elle est redevenue la pierre angulaire des conflits contemporains lorsque la supériorité aérienne n’est plus assurée. Mais la France, comme beaucoup de ses partenaires européens, s’est lourdement désarmée depuis la fin de la Guerre froide. L’artillerie française actuelle, bien que techniquement avancée, est trop légère, trop peu nombreuse, insuffisamment intégrée, et dotée de stocks de munitions bien en deçà des exigences de la haute intensité.

1. L’artillerie : une arme savante, stratégique, négligée à tort

a. Une tradition française ancienne
Depuis le XVe siècle, la France a développé une culture artillerie forte, fondée sur la précision, la doctrine et l’innovation. L’arme devient décisive pendant la Révolution française, puis acquiert un rôle central durant la Première Guerre mondiale, où elle cause l’écrasante majorité des pertes.
b. Une complexité croissante
L’artillerie contemporaine n’est pas qu’un canon. Elle s’appuie sur une chaîne complète : capteurs, systèmes de commandement, calculateurs, logistique, protection. Le « système d’artillerie » inclut : La détection des cibles (renseignement) ; La décision (commandement) ; L’engagement (tirs, vecteurs) ; L’évaluation des effets. Le raccourcissement du temps entre détection et feu est aujourd’hui central.
c. L’effondrement capacitaire depuis 30 ans
Le rapport dresse un constat alarmant : de 256 canons en 1990, la France prévoit 109 Caesar en 2030 ; 9 lance-roquettes unitaires (LRU) subsistent, mais seront obsolètes en 2027 ; le stock de munitions est dramatiquement bas. À titre d’exemple, le soutien français à l’Ukraine a nécessité le transfert de 30 Caesar et de dizaines de milliers d’obus – un effort significatif, mais qui réduit d’autant les capacités nationales. Ce rétrécissement est le fruit d’un pari stratégique : celui de la supériorité technologique et d’une guerre courte. Or l’Ukraine démontre l’inverse : l’endurance, le volume et la rusticité sont redevenus primordiaux.

2. En Ukraine, une démonstration de la puissance artillerie

a. L’artillerie comme première source d’attrition
Les estimations disponibles indiquent que 60 à 70 % des pertes militaires en Ukraine sont causées par les feux indirects (canons, roquettes, drones kamikazes). L’artillerie est utilisée pour : neutraliser les concentrations ennemies ; casser les lignes logistiques ; fixer les unités adverses ; réaliser des contre-batteries (destruction de l’artillerie ennemie).

b. Un duel technologique et numérique
Les deux armées cherchent à accélérer la boucle “renseignement–feu” pour frapper plus vite que l’adversaire. Les drones, capteurs au sol, systèmes SIGINT et satellites permettent une acquisition rapide des cibles. Celui qui tire le premier, avec précision, prend l’ascendant.

c. L’exemple du Caesar français
Le canon Caesar, en service depuis 2008, a été plébiscité par les forces ukrainiennes. Sa mobilité, sa précision et sa cadence de tir en font un système redoutable. Mais il n’est pas invulnérable face à des frappes massives ou à des drones suicides, ce qui rappelle la nécessité d’une protection et d’un emploi adapté.

3. Reconstituer une artillerie « bonne de guerre » : un impératif

a. La montée en puissance de la 19e brigade d’artillerie
Le programme Scorpion prévoit que la 19e brigade d’artillerie devienne le fer de lance de cette reconstitution, avec plusieurs régiments équipés de mortiers, canons, et moyens de détection. Mais à horizon 2030, elle restera en volume très inférieur à ses homologues russes, turques ou même polonaises.

b. Recréer des stocks et des chaînes logistiques
L’attrition massive en Ukraine impose de revoir entièrement la politique de munitions : stockage long terme ; capacité de production nationale rapide ; sécurisation des flux logistiques sur le théâtre d’opérations. Le rapport recommande d’instaurer un modèle de production de guerre, avec planification, financement et anticipation.

c. Protéger l’artillerie dans un environnement contesté
L’époque où une batterie pouvait tirer depuis l’arrière sans risque est révolue. Désormais, tout point de feu est repéré en quelques minutes. La protection doit inclure : leurrage ; brouillage ; déplacement rapide post-tir ; défense sol-air courte portée.

4. Frappes dans la profondeur : un angle mort français
a. L’absence de capacités sol-sol longues portées
Contrairement aux États-Unis, à la Russie ou à la Chine, la France ne dispose d’aucun vecteur terrestre de longue portée (> 150 km). Sa capacité de frappe profonde repose uniquement sur l’aviation (Rafale, SCALP) ou les missiles de croisière navals (MdCN). Cela pose problème : l’aviation peut être contestée ; les vecteurs navals ne sont pas toujours disponibles ; le théâtre terrestre exige une autonomie directe.

b. Les propositions du rapport
Le rapport appelle à : étudier une relance du LRU (ou équivalent européen) ; investir dans le projet ELSA (European Long-range Strike Approach) ; développer des missiles sol-sol longue portée, sous maîtrise française. Le but : ne pas dépendre uniquement des partenaires ou des États-Unis pour frapper au-delà de 100 km.

5. La révolution des drones et des munitions télé-opérées (MTO)

a. Une révolution venue du bas
Des drones à 1 000 €, bricolés avec des explosifs, neutralisent des chars à plusieurs millions d’euros. L’asymétrie est frappante. Les Ukrainiens, comme les Russes, utilisent massivement : drones FPV “kamikazes” ; MTO à longue endurance ; drones ISR (intelligence, surveillance, reconnaissance). Ces systèmes rendent obsolète une partie des doctrines d’emploi de l’artillerie traditionnelle.

b. L’intégration nécessaire dans la chaîne artillerie
Le rapport recommande de considérer ces systèmes comme des “armes à feu indirects à part entière”, et non comme de simples gadgets. Il faut : former des opérateurs dédiés ; intégrer ces vecteurs dans la chaîne de commandement ; s’assurer de leur interopérabilité. En parallèle, des contre-mesures actives doivent être développées : brouilleurs, leurrage thermique, filets électromagnétiques.

6. Ne pas perdre le contrôle dans la troisième dimension

L’espace aérien moderne est saturé : drones, hélicoptères, missiles, avions… Toute action non coordonnée risque l’accident ou la perte de mission.

a. Le défi de la coordination 3D
L’armée de Terre développe le système CMD3D pour assurer la déconfliction entre les différents effecteurs. Mais cela doit encore s’articuler avec : l’armée de l’Air et de l’Espace ; la Marine nationale ; les forces spéciales. L’objectif est de créer une architecture interarmées robuste et réactive.

7. L’exemple russe : une leçon tactique et stratégique

a. Une doctrine centrée sur la masse de feu
La Russie fait de l’artillerie le cœur de sa manœuvre : densité de feux très élevée ; couverture systématique de tous les échelons ; emploi massif de roquettes, drones, missiles balistiques. Elle combine quantité, rusticité et efficacité.

b. Des leçons à adapter
La France ne peut copier ce modèle, mais doit s’en inspirer : répartition des moyens à tous les niveaux (section, compagnie, brigade) ; modularité ; automatisation du ciblage.

Conclusion : un moment de vérité stratégique

Ce rapport n’est pas un simple inventaire. Il est un appel à l’action. L’artillerie française, si elle reste techniquement remarquable, est sous dimensionnée, sous-équipée et vulnérable aux formes de guerre modernes. L’effort à fournir est vaste, mais il est vital : produire plus, et plus vite ; former davantage ;  repenser la doctrine ; reconstituer des stocks ; développer de nouveaux vecteurs. La France dispose d’une BITD de très haut niveau. Mais sans une volonté politique claire et soutenue, sans une réévaluation du format de l’armée de Terre à l’aune de la haute intensité, elle risque de ne pas être prête. L’artillerie, hier reléguée, redevient aujourd’hui un instrument décisif de souveraineté. Et dans le monde qui vient, ne pas avoir de feux, c’est ne pas avoir de voix ».

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